En France, l’indice d’évitement de l’incertitude est élevé (86 sur 100) et plusieurs stratégies sont mises en œuvre pour contrôler et éliminer l’incertitude. Dans notre expérience d’accompagnement sur des démarches d’innovation, nous avons pu repérer différents comportements contraires aux grands principes portés par les méthodes de conception d’un nouveau produit ou service - se concentrer sur un utilisateur coeur de cible, avancer étape par étape, tester à petite échelle sur la fonctionnalité qui apporte le maximum de valeur.
Ces comportements sont par exemple :
Vouloir faire une solution avec toutes les fonctionnalités possibles dès le départ, en se disant qu’il y en a bien une qui va marcher sur l’ensemble
Proposer un produit qui s’adresse à tout le monde, en se disant là aussi qu’il y a bien un segment d’utilisateur qui sera intéressé et paiera pour le produit
Ils s’observent du côté de l’équipe qui a peur d’échouer et de décevoir les sponsors. Ils s’observent aussi du côté des décideurs qui peuvent avoir peur de prendre des risques pour le futur. Alors, quelles pistes de solutions pour aller au-delà de cette anxiété et mieux vivre avec l’incertitude ?
Avant tout, Il est essentiel d’accompagner à la fois les équipes opérationnelles et les décideurs afin d’aider toutes les parties prenantes à être plus à l’aise dans un contexte d’incertitude. D’un côté, il s’agit de sensibiliser et former les équipes au quotidien : au démarrage du projet, pendant les points hebdomadaires ou les ateliers. Chaque moment est l’occasion de former l’équipe en expliquant la démarche innovation et pourquoi il est important d’avancer étape par étape de façon rigoureuse pour dérisquer le nouveau produit ou service. Nous recommandons également d’aider l’équipe à communiquer régulièrement auprès de ses sponsors sur cette méthode pour éviter les comportements et les réactions qui iraient à l’opposé des grands principes que nous cherchons à suivre. De l’autre côté, il s’agit d’aider les leaders dans leur prise de décision. Spontanément, nous nous disons souvent que suivre notre instinct est la bonne façon de faire un choix : oui, mais pas toujours, car il s’agit déjà d’un biais cognitif. Des dizaines d’études réalisées ces 70 dernières années ont montré que notre premier instinct n’était pas si fiable, et pouvait même nous conduire dans la mauvaise direction. Nous allons justement voir comment éviter ces erreurs de jugement en comprenant mieux comment fonctionnent nos façons de penser. Dans Système 1, Système 2 : Les deux vitesses de la pensée, le professeur Daniel Kahneman traite de notre façon de penser et de prendre des décisions. Nous avons tous deux systèmes de pensée : le système 1 est le système intuitif, instinctif et automatique. Ce système est un héritage évolutif du passé, où la rapidité des réponses a souvent apporté des avantages pour la survie. A l’inverse, le système 2 est celui de la prise de décision délibérée, réfléchie et consciente. En raison de cette dichotomie entre les deux systèmes, nous sommes enclins à faire des erreurs de jugement.
Comment être moins biaisés dans nos prises de décision ? Une première catégorie de solutions consiste à maîtriser le système 1, en prenant conscience des biais cognitifs pour les éviter dès que possible. Une seconde catégorie de solutions consiste à mobiliser efficacement le système 2, en collectant et analysant les informations uniquement nécessaires à la prise de décision.
Pendant un pitch ou un comité d’investissement, une sensibilisation du jury est recommandée en complément de la communication régulière : un brief des membres du jury permettra de revenir sur la méthode de conception d’un nouveau produit ou service, la posture à adopter face à l’équipe mais aussi sur les biais qui pourraient avoir un impact sur la prise de décision. Parmi les biais récurrents, nous pouvons retrouver le biais de confirmation (tendance à sélectionner uniquement les informations qui confirment des croyances ou des idées préexistantes), le biais d’optimisme (tendance à surestimer sa confiance et à se croire meilleurs que ce que nous sommes réellement), le biais de projection (tendance à penser que la plupart des individus pensent et raisonnent comme nous) ou encore l’effet de preuve sociale (tendance à suivre les tendances et faire comme tout le monde, au niveau professionnel ou personnel). Dans un contexte d’incertitude, l’ambiguïté renforce de façon significative la preuve sociale. Par exemple, lorsqu’un consommateur essaye pour la première fois un nouveau type de produit, il sera davantage convaincu par ce que font et disent les personnes dans son entourage.
Utiliser la métacognition permet de développer sa capacité à penser sur ses propres pensées et surveiller ses filtres mentaux pour ajuster ses comportements. Le terme de métacognition réfère à différentes capacités relatives à la connaissance, à la conscience et au contrôle qu’une personne a sur ses propres processus cognitifs, d’après les travaux du psychologue John Flavell en 1976. Dans une situation d’incertitude où nos représentations sont biaisées, réfléchir à nos schémas mentaux permet ainsi de prendre de la hauteur et de prendre conscience des potentielles erreurs de jugement que nous sommes en train de faire. Par exemple, après une sensibilisation d’un jury sur les biais cognitifs, les membres du jury ont alors tendance à utiliser la métacognition et se rendent compte par eux-mêmes des biais qu’ils sont en train d’avoir. Autre outil, la méthode des six chapeaux de Bono peut aider à se détacher de nos jugements et biais en prenant une posture qui n’est pas forcément la sienne naturellement.
Dans un article Harvard Business Review, Cheryl Strauss Einhorn nous parle de sa méthode de prise de décision (AREA method) dont une étape consiste à réaliser que nous n'avons pas besoin de tout savoir et que nous devons identifier ce qui importe le plus pour notre prise de décision. Pour ce faire, inversons notre façon de résoudre les problèmes. Commençons par la fin, en posant des questions : Que dois-je vraiment savoir pour comprendre la situation ? Quelle différence cette information ferait-elle ? Et comment puis-je m'attendre à l'utiliser ? L’inversion peut nous aider à nous concentrer sur les données que nous jugeons essentielles pour résoudre notre problème spécifique avec confiance.
Ensuite, toujours d’après la méthode de Cheryl Strauss Einhorn, il s’agit de questionner et surtout de formuler les bonnes questions pour obtenir les réponses dont nous avons besoin. Un moyen utile et pratique de progresser consiste à organiser nos questions en quatre grandes catégories : comportement, opinion, sentiment et connaissance. Cela vous permettra de prendre de la distance et d'apporter des perspectives variées dans la façon dont vous étudiez vos données, ce qui vous aidera à contrer les hypothèses et les jugements préconçus. Cela vous donnera également un meilleur contexte pour interpréter les réponses, car vous connaîtrez la lentille à travers laquelle elles sont filtrées.
Les questions sur le comportement portent sur ce que quelqu'un fait ou a fait et donneront des descriptions d'expériences, d'activités et d'actions réelles.
Les questions d'opinion portent sur ce que pense une personne d'un sujet, d'une action ou d'un événement. Elles peuvent porter sur les objectifs, les intentions, les désirs et les valeurs des personnes.
Les questions sur les sentiments demandent comment une personne réagit émotionnellement à un sujet. Elles peuvent vous aider à aller au-delà des informations factuelles pour savoir ce que les gens peuvent être enclins à faire, quelles que soient les données.
Les questions de connaissance explorent les informations factuelles que le répondant possède sur votre sujet. Alors que certains peuvent soutenir que toute connaissance est un ensemble de croyances, les questions de connaissance évaluent ce que la personne interrogée considère comme étant factuel.
En conclusion, dans un contexte de conception d’un nouveau produit ou service, l’incertitude est forte et nos tentatives de contrôle peuvent être nombreuses pour y échapper. Accueillir l’incertitude à bras ouverts est probablement plus simple à écrire qu’à faire, et notre conseil est plutôt d’avancer étape par étape, de la prise de conscience aux petites victoires. Pour progresser, il s’agit de travailler sur nos deux systèmes de pensée. Le système 1 pour prendre conscience de nos erreurs et faire davantage confiance à notre instinct, en sachant reconnaître et maîtriser nos filtres. Mais aussi le système 2, qui devient primordial car il permet de questionner et analyser les éléments de réponse visant à décider dans un contexte d’incertitude. Il ne s’agit pas de chercher à tout savoir mais de collecter les informations pertinentes pour se sentir capable de prendre la meilleure décision. Que vous soyez une équipe projet ou un leader, formez-vous et entraînez-vous chaque fois que l’occasion se présente, et sensibilisez votre entourage pour un travail collectif qui vous rendra plus performants.